Chant II De tes lois dès l'enfance heureusement instruit, Permets que dans mes vers, sous une feinte image, D'un mortel qui vers toi, de troubles agité, Quand je reçus la vie au milieu des alarmes, J'entrai dans l'univers, escorté de douleurs, Je dois mes premiers jours à la femme étrangère, Réchauffé dans son sein, dans ses bras caressé, De mon retour enfin un souris fut le gage. Frappé du son des mots, attentif aux objets, Je connus, je nommai, je caressai mon père : Un châtiment soudain réveilla ma langueur. Des siècles reculés l'un me contait l'histoire ; D'un langage nouveau tous les barbares noms. D'Eschine j'admirais l'éloquente colère. De la triste Didon partageant les malheurs, Je méprisais l'enfance et ses jeux insipides. D'arides vérités quelquefois trop épris, Tantôt je poursuivais un stérile problème. D'autres mondes en l'air s'élevaient à mes frais : Et d'un souffle détruits, malgré leur renommée, Par mon anatomie un rayon divisé Et j'osais, remontant à la couleur première, Dans ces rêves flatteurs que j'ai perdu de jours ! Je n'avais point encor réfléchi sur moi-même. Je voulus me connaître : un espoir orgueilleux Que de fois, ô fatale et triste connaissance, Je me figure, hélas ! Le terrible réveil Se trouve transporté dans une île inconnue, Tremblant il se soulève, et d'un œil égaré Il retombe aussitôt : il se relève encore ; Telle fut ma terreur, sitôt qu'ouvrant les yeux, Je me regardai seul, sans appui sans défense, Ver impur de la terre, et roi de l'univers ; Je ne suis que mensonge, erreur, incertitude, Tantôt le monde entier m'annonce à haute voix Tantôt le monde entier dans un profond silence Ô nature, pourquoi viens-tu troubler ma paix ? Cessons d'interroger qui ne veut point répondre. Bornons-nous à la terre, elle est faite pour nous. Aucun d'eux n'assouvit la soif qui me dévore : Grand Dieu, donne-moi donc des biens dignes de toi ; Que d'orgueil ! C'est ainsi qu'à moi-même contraire, Je ne suis à la fois que néant et grandeur. Je n'estime que moi : tout autre que moi-même, Je me hais cependant, sitôt que je me vois. Je n'aspire qu'à plaire à ceux que je méprise. Quelque abstrait raisonneur, qui ne se plaint de rien, "Le grand ordonnateur dont le dessein si sage, Nous place à notre rang pour orner son tableau." Quoi ! Mes pleurs (n'est-ce pas un crime de le croire ? ) Pour d'autres biens peut-être il nous a réservés, Oui, je l'ose espérer. Juste arbitre du monde, Etre partout présent, quoique toujours caché, Tendre père, témoin de nos longues alarmes, Non, non. Voilà de toi ce que j'ose penser. Mais comment retrouver la gloire qui m'est due ? Est-ce dans mes pareils que je dois te chercher ? Et frappés avant moi, le tombeau les dévore : Est-il vrai ? N'est-ce point une agréable erreur Ô mort, est-il donc vrai que nos âmes heureuses Et qu'au moment cruel qui nous ravit le jour, Quoi ! Même après l'instant où tes ailes funèbres Je vivrais ! Doux espoir ! Que j'aime à m'y livrer ! Dit l'impie ? Est-ce à toi, vaine et faible étincelle ; Le hasard nous forma ; le hasard nous détruit ; Malheureux, attendez la fin de vos souffrances : La mort vient tout finir, et tout meurt avec nous. Qu'est-ce donc qu'un cercueil offre de si terrible ? Là nous ne trouvons plus ni plaisir ni douleur. Plongeons-nous sans effroi dans ce muet abîme, Et suivant du plaisir l'aimable mouvement, A ces mots insensés, le maître de Lucrèce, Joint la subtilité de ses faux arguments ; De la noble harmonie indigne et triste usage ! Cet esprit, ô mortels, qui vous rend si jaloux, Quand par d'affreux sillons l'implacable vieillesse Que dans un corps courbé sous un amas de jours, Lorsqu'en des yeux couverts d'un lugubre nuage Qu'en débris chaque jour le corps tombe et périt : L'âme mourante alors, flambeau sans nourriture, Triste destin de l'homme ! Il arrive au tombeau La mort, du coup fatal sape enfin l'édifice : Lorsque vide de sang le cœur reste glacé, Sur la foi de tes chants, ô dangereux poète, De mon heureux espoir désormais détrompé, Consacrer les moments de ma course rapide, Et la mère des jeux, des ris et des amours, Si l'homme cependant au bout de sa carrière, Comment puis-je goûter ces plaisirs peu flatteurs, Tu veux me rassurer, et tu me désespères. Quand même je n'ai pas où reposer un cœur, Rois, sujets, tout se plaint, et nos fleurs les plus belles L'amertume secrète empoisonne toujours C'est le sincère aveu que nous fait Epicure. Laissons-le discourir. ô raison, viens à moi : Je pense. La pensée, éclatante lumière, J'entrevois ma grandeur. Ce corps lourd et grossier Quand je pense, chargé de cet emploi sublime, Je trouve donc qu'en moi, par d'admirables nœuds De la chair et du sang le corps vil assemblage ; Ces deux êtres liés par des nœuds si secrets Leurs plaisirs sont communs, aussi bien que leurs peines. Mais par des maux cruels quand le corps est troublé, Dans un vaisseau brisé, sans voile, sans cordage, Le pilote effrayé, moins maître que les flots, Et lui-même avec eux s'abandonne à l'orage. Comment périrait-il ? Le coup fatal au corps Un être simple et pur n'a rien qui se divise, Que dis-je ? Tous ces corps dans la terre engloutis, D'où nous vient du néant cette crainte bizarre ? Dans tous ses changements ne perd jamais son bien. Toi, qui riche en fumée, ô sublime alchimiste, Tu peux filtrer, dissoudre, évaporer ce sel ; Prétendras-tu toujours à l'honneur de produire, Si du sel, ou du sable un grain ne peut périr, Qu'est-ce donc que l'instant où l'on cesse de vivre ? Le corps né de la poudre, à la poudre est rendu. Peut-on lui disputer sa naissance divine ? Qui, malgré son fardeau, s'élève, prend l'essor, Et revient tout chargé de richesses immenses ? Descartes, qui souvent m'y ravis avec toi ; Vous qui nous remplissez de vos douces manies, Virgile, qui d'Homère appris à nous charmer, Vos esprits n'étaient-ils qu'étincelles légères, Que ne puis-je prétendre à votre illustre sort, Eh ! Pourquoi dévoré par cette folle envie, Par de brillants travaux je cherche à dissiper Des siècles à venir je m'occupe sans cesse. Je veux m'éterniser, et dans ma vanité De tout bien qui périt mon âme est mécontente. Si je dois me borner aux plaisirs d'un instant, Et si j'attends en vain une gloire immortelle, Quand sur la terre enfin je vois avec douleur J'élève mes regards vers un maître suprême, S'il le permet, il doit le réparer un jour. Oui, pour un autre temps, l'être juste et sévère, Pères des fictions, les poètes menteurs, Et sitôt que la Grèce, ivre de son Homère, Le peuple qu'effrayaient Tisiphone et ses sœurs, Pluton fut leur ouvrage ; et leurs mains, je l'avoue, L'onde affreuse du Styx qui coulait sous leurs lois, Ils livrèrent Tantale à des ondes perfides, Par l'urne de Minos, et ses arrêts cruels, Ils leur firent entendre une ombre malheureuse, S'écriait, par les maux que je souffre en ces lieux, Hardis fabricateurs de mensonges utiles, Sans la secrète voix, plus forte que la leur, Qu'un juge nous attend, dont la main équitable Il ne laissera point l'innocent en oubli : L'attente d'un vengeur qui console Socrate, Proscrit par l'injustice, il expire content, S'il ne me nommait pas, ô demande frivole, Que notre esprit est faible et s'égare aisément ! De l'immortalité tes promesses pompeuses, Quoi ! Cette âme sujette à tant d'obscurité, Dieu brillant de lumière, est-ce là ton image ? Dans un corps, il est vrai, je suis emprisonné : Cruellement puni sans me trouver coupable, Qu'ai-je fait ? Par pitié, raison, sois mon soutien : A mon secours enfin j'appelle tous les hommes. Et je les vois courir peu touchés de mes maux, On détruit, on élève, on s'intrigue, on projette : L'un jaloux de ses vers, vain fruit d'un doux repos, L'autre assis pour entendre et juger nos querelles, Cent fois j'ai souhaité, j'en fais l'aveu honteux, Et risquant sans remords mon âme infortunée, Quelques-uns, m'a-t-on dit, cherchant la vérité, Et leurs veilles ont fait la gloire de la Grèce : Puisse, pour m'exposer ce merveilleux tableau, Que de héros fameux ! Quels graves personnages ! Et de maîtres, entre eux sans cesse divisés, Nos folles vanités font pleurer Héraclite ; Quel remède à nos maux, que des ris ou des pleurs ! Habitant des tombeaux, que t'apprend leur silence ? Déclinant de leur route ils se sont approchés : Le hasard a rendu la nature parfaite : Les bras au haut du corps se trouvèrent liés : L'univers fut le fruit de ce prompt assemblage : Par honneur, Hippocrate, ou par pitié du moins, C'est à l'eau dont tout sort que Thalès nous ramène ; Et l'éternel pleureur assure que le feu Pyrrhon qui n'a trouvé rien de sûr que son doute, Insensible à la vie, insensible à la mort, Et de son indolence, au milieu d'un orage, Orné de sa besace, et fier de son manteau, Oui, sa lanterne en main Diogène m'irrite ; C'est assez contempler ces astres si parfaits, Mais quelle douce voix enchante mon oreille ? Que de voluptueux répètent ses leçons, Malheureux, jouissez promptement de la vie : D'un coup de son ciseau va vous rendre au néant : Votre austère rival, pâle mélancolique, Je tremble en l'écoutant ; sa vertu me fait peur. J'ose la croire un mal, et le crois sans attendre L'Académie enfin par la voix de Platon, Mais de Platon lui-même, et qu'attendre et que croire, Incertain comme lui, n'osant rien hasarder, Par quelques vérités à peine il me console : Son disciple jaloux, prompt à l'abandonner, Mais à l'homme inquiet, le maître d'Alexandre Que me fait sa morale, et tout son vain savoir, Loin des longs raisonneurs que la Grèce publie, La mort, si je l'en crois, ne doit point m'affliger : Et l'homme et l'animal par un accord étrange, De prisons en prisons renfermés tour à tour, Triste immortalité ! Frivole récompense Philosophes : que dis-je ? Antiques discoureurs ; Ainsi donc étourdi de pompeuses paroles, Vous promettez beaucoup : de vos grands noms frappé, Du seul fils d'Ariston je n'ai point à me plaindre ; Il tremble à chaque pas, et vers la vérité D'un heureux avenir je lui dois l'espérance : Mais s'il m'aime ce Dieu, dans un désordre affreux Pourquoi de tant d'honneur et de tant de misère Prodigue de ses biens, un père plein d'amour L'être toujours heureux, rend heureux ses ouvrages. Il nous punit : de quoi ? Nous l'a-t-il révélé ? Qui suis-je ? Mais hélas ! Plus je veux me connaître, Qui suis-je ? Qui pourra me le développer ? Platon ne parle plus, où je l'entends lui-même Platon ne parle plus, quel sera mon secours ? Dans ce nuage épais quel flambeau peut me luire ? Qui me débrouillera ce chaos plein d'horreur ! Vivre sans se connaître est un trop dur supplice : Ô ciel ! C'est ta rigueur que j'implore à genoux. Montagnes, couvrez-moi : terre, ouvre tes abîmes : Et périsse à jamais le jour infortuné De mon état cruel quand je me désespère, J'apprends qu'un peuple entier garde encor aujourd'hui Ah ! S'il est vrai, j'y cours. Quelle route ai-je à suivre ? Si Dieu nous a parlé, qu'a-t-il dit ? Je le crois. Parmi tant de mortels je trouve à peine un guide. Ou plongés presque tous dans de frivoles soins, Montaigne m'entretient de sa douce indolence : Ce n'est pas vers le but que Bayle veut marcher, Pour toi, coupable auteur d'un ténébreux système, Et qui m'éblouissant par tes pompeux discours, Caché dans ton nuage, impénétrable asile, Qu'à sonder l'épaisseur de ton obscurité Et jaloux d'un honneur où je n'ose prétendre, Le déiste du moins me parle sans détours : Elle seule est son guide ; il marche à sa lumière. Cette même raison m'éclaire comme toi : Au jour dont j'ai besoin elle-même m'appelle, D'une religion je lui dois le désir : |