Louis Racine (1692-1763)
" A ceux qui ont de la répugnance pour la religion, il faut commencer par leur montrer qu'elle n'est pas contraire à la raison, ensuite qu'elle est vénérable ; après, la rendre aimable, faire souhaiter qu'elle soit vraie, montrer qu'elle est vraie, et enfin qu'elle est aimable. "
Louis Racine a donc repris le flambeau de la foi janséniste transmis par Jean, Pascal, et les autres célébrités de Port-Royal. Rappelons que le jansénisme, s'appuyant sur les œuvres de saint Augustin, a été en quelque sorte un mouvement protestant au sein même du catholicisme. Certains de ses caractères présentent des similitudes frappantes avec ceux de la Réforme :
Doctrine de la prédestination, attachement à la Bible, traduction en langue vernaculaire ( celle de Lemaistre de Sacy ), contestation du pouvoir papal et royal, enfin persécution et destruction de Port-Royal en 1709.
Si les vers de Louis ne portent peut-être pas la même empreinte de génie que ceux de Jean, ils demeurent néanmoins d'une somptueuse facture. Cette œuvre, parue en 1742, sera encore aujourd'hui lue avec plaisir par le chrétien amateur de poésie.
Chant I La raison dans mes vers conduit l'homme à la foi. C'est elle, qui portant son flambeau devant moi, M'encourage à chercher mon appui véritable, Indociles mortels, suspendez vos mépris : Au joug que vous bravez, vous invite à vous rendre : Et vous qui de la foi connaissez tout le prix, Celui que la grandeur remplit de son ivresse, Ainsi le vrai chrétien recueille avec ardeur, Lui-même il a besoin d'affermir son courage ; La colonne qui luit dans ce désert affreux, Puissent mes heureux chants consoler le fidèle L'hommage t'en est dû, je te l'offre, ô grand roi, Quand de l'impiété poursuivant l'insolence, Oserais-je tenter ces chemins non frayés, Ton nom, roi très chrétien, fils aîné d'une mère Ton nom seul me rassure, et mieux que tous mes vers, Et toi, de tous les cœurs la certaine espérance, Cher prince, en qui le ciel fait croître chaque jour Dans le hardi projet de mon pénible ouvrage C'est ta foi que je chante ; et ceux dont tu la tiens Oui, c'est un dieu caché que le dieu qu'il faut croire. Quels témoins éclatants devant moi rassemblés ! Quel bras peut vous suspendre, innombrables étoiles ? Ô cieux, que de grandeur, et quelle majesté ! Dans vos vastes déserts il sème la lumière, Toi qu'annonce l'aurore, admirable flambeau, Par quel ordre, ô soleil, viens-tu du sein de l'onde Tous les jours je t'attends, tu reviens tous les jours : Et toi dont le courroux veut engloutir la terre, Pour forcer ta prison tu fais de vains efforts ; Fais sentir ta vengeance à ceux dont l'avarice Hélas ! Prêts à périr, t'adressent-ils leurs voues ? La nature qui parle en ce péril extrême, Hommage que toujours rend un cœur effrayé La voix de l'univers à ce Dieu me rappelle. Est-ce moi qui produis mes riches ornements ? Si je sers tes besoins, c'est lui qui me l'ordonne : Je me pare des fleurs qui tombent de sa main ; Pour consoler l'espoir du laboureur avide, Veut qu'au moment prescrit, le Nil loin de ses bords A de moindres objets tu peux le reconnaître : Mon suc dans la racine à peine répandu, La feuille la demande, et la branche fidèle, Des attraits de son fruit que ton œil enchanté Troupe obscure et timide, humble et faible vulgaire. Elles pourront servir à prolonger tes jours. Toute plante en naissant déjà renferme en elle, Chacun de ces enfants dans ma fécondité, Ainsi parle la terre ; et charmé de l'entendre, Tant d'êtres différents l'un à l'autre enchaînés, A l'ordre général conspirer tous ensemble ; Et d'un dessein si grand j'admire l'unité, Mais pour toi, que jamais ces miracles n'étonnent, Ô toi qui follement fais ton dieu du hasard, Au même ordre toujours architecte fidèle, Comment pour élever ce hardi bâtiment Et pourquoi ces oiseaux si remplis de prudence Que de berceaux pour eux aux arbres suspendus ! Le père vole au loin, cherchant dans la campagne Et la tranquille mère, attendant son secours, Des ennemis souvent ils repoussent la rage, Si chèrement aimés, leurs nourrissons un jour, Fidèlement unis par leurs tendres liens Innombrable famille, où bientôt tant de frères Ceux qui de nos hivers redoutant le courroux, Ne laisseront jamais la saison rigoureuse Dans un sage conseil par les chefs assemblés, Il arrive, tout part : le plus jeune peut-être Quand viendra ce printemps par qui tant d'exilés A nos yeux attentifs, que le spectacle change. L'insecte nous appelle, et certain de son prix De secrètes beautés quel amas innombrable ! Dans un champ de blés mûrs, tout un peuple prudent Fatigués du butin qu'ils traînent avec peine, A leurs greniers publics, immenses souterrains, Dont le père commun de tous tant que nous sommes Solitaire odieux, qui traîne ta prison, Mais qu'on doit t'admirer quand tu nous développes Et qu'à nos yeux surpris tu présentes les tiens De l'empire de l'air cet habitant volage, Et leur ravit un suc qui n'était pas pour lui ; Sur la terre autrefois traînant sa vie obscure, Mais les temps sont changés, sa mort fut un sommeil. Laissant dans le tombeau sa dépouille grossière, Ô ver, à qui je dois mes nobles vêtements, N'est-ce donc que pour moi que tu reçois la vie ? Tu laisses de ton art des héritiers nombreux, Je te plains, et j'ai du parler de tes merveilles ; Le roi pour qui sont faits tant de biens précieux, Ce front, vaste théâtre où l'âme se déploie, Tantôt enveloppé du chagrin ténébreux. Qu'en vain veut imiter dans son zèle perfide Un mot y fait rougir la timide pudeur. La douceur, dont l'aspect désarme la colère, Qui dans tous les périls funestes à nos jours, Quelle foule d'objets l'œil réunit ensemble ! Tout s'y peint tour à tour. Le mobile tableau D'innombrables filets, ciel ! Quel tissu fragile ! Et tient dans un dépôt fidèle et précieux, Elle y peut à toute heure et remettre, et reprendre : Là ces esprits subtils toujours prêts à partir Mon âme les envoie : et ministres dociles A peine ai-je parlé qu'ils sont accourus tous. Mais qui donne à mon sang cette ardeur salutaire ? D'un mouvement égal il agite mon cœur : Il vient me réchauffer par sa rapide course : Et toujours s'épuisant se ranime toujours. Ouvrent à son entrée une libre carrière, Est-ce moi qui préside au maintien de ces lois ? Je les connais à peine. Une attentive adresse De cet ordre secret reconnaissons l'auteur : J'entends du libertin murmurer l'insolence. Est-ce un coteau riant ? Est-ce un riche vallon ? Va rassembler sur nous son terrible cortège, L'homme a perdu ses biens, la terre ses beautés. Des antres, des volcans, et des mers inutiles, Des ronces, des rochers, des sables, des déserts. Là rugit le lion, ou rampe la couleuvre. Et tu crois, ô mortel, qu'à ton moindre soupçon, Ton maître obéissant doit venir te répondre ? Tu n'aperçois encor que le coin du tableau : Et tu prétends déjà juger de tout l'ouvrage. Qui ramène ces maux dont tu te plains toujours. Mais pourquoi ces rochers, ces vents et ces orages ? Et ne consulte plus tes yeux souvent trompeurs. Par ces eaux qu'elle perd voit une mer nouvelle De nuages légers cet amas précieux, Tantôt féconde pluie arrose nos campagnes, Sur ces rocs sourcilleux, de frimas couronnés, Les flots de l'océan apportés goutte à goutte Jusqu'au fond de leur sein lentement répandus, On les en voit enfin sortir à pas timides, Des racines des monts qu'Annibal sut franchir, Impétueux enfant de cette longue chaîne, Et son frère emporté par un contraire choix, Mais enfin terminant leurs courses vagabondes, Ils les rendent aux mers ; le soleil les reprend : Telle est de l'univers la constante harmonie. Tout conspire pour nous ; les montagnes, les mers, Puisse le même accord régner parmi les hommes ! Celui qui fait tout vivre, et qui fait tout mouvoir. Il précède les temps ; qui dira sa naissance ? Et lui seul infini n'a jamais commencé. D'un objet infini l'image incomparable ? Mes yeux n'ont jamais vu que des objets bornés, Moi-même je me place en ce rang déplorable, Mais d'un être infini je me suis souvenu D'un maître souverain redoutant la puissance, Qu'il est dur d'obéir, et de s'humilier ! Devant l'être éternel tous les peuples s'abaissent : Quelle force invisible a soumis l'univers ? Oui, je trouve partout des respects unanimes, Le ciel reçut toujours nos voues et notre encens. De la divinité défigurer l'image. Mais dans ce bœuf impur qu'elle daigne honorer, L'esprit humain s'égare, et follement crédules Ces maîtres toutefois si dignes de mépris, On détesta Mezence ainsi que Salmonée, Un impie en tout temps fut un monstre odieux : Epicure en secret médite son système, Surpris de son aveu, je l'entends en effet Un ennemi caché qui réduit en poussière Peuples, rois, vous mourrez, et vous villes aussi : Quels cadavres épars dans la Grèce déserte ! Que de palais détruits, de trônes renversés, Où sont, fière Memphis, tes merveilles divines ? Que de riches tombeaux élevés en tous lieux, Du néant des humains l'orgueilleux témoignage ! Et devant son idole un barbare à genoux, Ces épaisses forêts qui couvrent les contrées, Renferment, dira-t-on, de tranquilles mortels, Quand d'obscurs voyageurs racontent ces nouvelles, Supposons cependant tous leurs rapports certains, Un stupide sauvage errant à l'aventure, Un misérable peuple égaré dans les bois, Qu'à bon droit, libertins, vous êtes méprisables, Ces hommes toutefois à ce point abrutis, Montrent quelques rayons d'une image divine, Il est une justice, et des devoirs pour eux : Au plus barbare époux la tendre épouse est chère : La nature sur nous ne perd point tous ses droits. Quand d'un être vengeur j'ai secoué la crainte, C'est pour moi que je vis, je ne dois rien qu'à moi. Ainsi parle l'impie, et lui-même est l'esclave Dans ses honteux plaisirs il cherche à se cacher, Son juge est dans son cœur, tribunal où réside Si par ses noirs complots nous sommes outragés, De ses remords secrets triste et lente victime, Sous des lambris dorés le pâle ambitieux Suspendu sur sa tête un glaive redoutable Le cruel repentir est le premier bourreau Des chagrins dévorants attachés sur Tibère Maître du monde entier, qui peut l'inquiéter ? Cependant il se plaint, il gémit ; et ses vices Toujours ivre de sang, et toujours altéré, Lui-même étale aux yeux du sénat qu'il outrage, Il périt chaque jour, consumé de regrets, Ainsi de la vertu les lois sont éternelles. Les dieux que révéra notre stupidité, Et les romains enfants d'une impure déesse, Je l'apporte en naissant : elle est écrite en moi A mon père, à mon fils, à ma femme, à moi-même. La loi qui me défend le vol, la trahison, Avant même que Rome eût gravé douze tables, Je veux perdre un rival. Qui me retient les bras ? Je crains plus de mon cœur le sanglant témoignage, La vertu qui n'admet que de sages plaisirs, Mais quoique pour la suivre il coûte quelque larmes, Jaloux de ses appas, dont il est le témoin, Sous ses nobles couleurs souvent il se déguise, Adorable vertu, que tes divins attraits De celui qui te hait, ta vue est le supplice. La richesse, il est vrai, la fortune te fuit ; Et perdant tout pour toi, l'heureux mortel qui t'aime Mais lorsque nous voulons sans toi nous contenter, Pourquoi par des remords nous rendre misérables ? Laisse-nous en repos, cesse de nous charmer, Non tu seras toujours par ta seule présence Qui te pourra, grand Dieu, méconnaître à ces traits ? N'écoutent point la voix qui frappe leurs oreilles. Et nos yeux qu'à la terre attachent tes bienfaits, Quelque maître nouveau sans cesse nous entraîne, Tandis que de toi seul nous restons séparés. Nos malheurs, ô mon Dieu, seraient-ils sans ressource ? Que l'homme maintenant se présente à mes yeux, |